« L’odeur…. C’est l’odeur surtout qui nous a mis la puce à l’oreille. A ce moment-là, nous étions en fin de chasse. La cible avait été rattrapée et éliminée, un jour normal. Nous étions rentrés dans la grotte principale, et comme à chaque fois, nous buvions, parlions et les langues se déliaient. Lorsqu’on est en chasse, personne ne parle, tout le monde est concentré sur la tâche à effectuer. Il faut comprendre… quand on traque un humain, il n’y a pas à s’inquiéter. Quoi qu’il arrive, l’attaque viendra à hauteur de torse, voire du sol si c’est un nain ou un fourbe. Mais en chasse… Le moindre son peut être fatal. Une brindille qui craque, un pet de travers, et ça peut dégénérer en bain de sang. »
Le vieillard s’interrompt et reprend un grand verre de bière. Ses mains tremblent, mais je ne pense pas que ce soit dû à l’alcool. Il a l’œil un peu trop vif pour être secoué par quelques choppes à peine. Et à voir les regards rapides qui partent vers sa hache, je sais également qu’il est tout à fait prêt à s’en servir en cas d’une mauvaise rencontre ou l’arrivée d’un visiteur indésirable. Je reste souriant et silencieux. L’heure n’est pas à la discussion, mais au silence et à l’information.
« Enfin… J’en étais où… Ah. On était donc en train de boire. On était assez moroses parce que même si on l’avait choppé, il y avait eu des pertes. Ca fait presque vingt ans qu’on n’a pas vu de couples. C’était pas possible… Il y a toujours une éventualité mais on ne voulait pas y penser. Et puis le petit nouveau venait d’avoir un gosse. On voulait pas penser au boulot dans un moment pareil. »
Je le vois qui grimace. Il crispe son poing sur sa choppe et lui arrache un craquement sinistre. Aussi sinistre que son regard.
« C’est Warrik qui s’en est rendu compte le premier. Derrière la bière et la sueur… Le sang. L’odeur du sang. Je l’ai vu pâlir. C’était impossible. Des démons, c’est rare qu’il y en ait plus d’un par an. Le gouffre n’était plus gardé. Tout le monde dormait ou faisait la fête… »
Il boit une gorgée, très longue. Ses yeux sont perdus dans le feu. Son œil mort, blanc et terne reflète les flammes, colorant son immonde balafre d’une lueur orangée du plus mauvais augure.
« Quand on est arrivé à leur grotte, c’était trop tard. La famille qui y vivait avait été massacrée. Un véritable charnier. J’avais jamais vu autant de bouts d’homme au même endroit. Visiblement il avait eu le temps de bien manger, et recracher les bouts qui ne lui plaisaient pas. De l’enfant, il ne restait qu’une tête mâchouillée et défigurée. Il devait avoir faim… D’habitude ils ne mangent pas les pieds et les mains… Trop de petits os. Du démon, car c’en en était un, plus rien. Sauf une piste sanglante. Il devait être pressé, il y avait plein de restes le long de son chemin. On a pu le retracer jusqu’à l’une des sorties, dehors. Il a d’ailleurs eu le temps de bouffer le cheval des vignerons. »
Son récit est terminé. Il reste silencieux, sinistre. Au loin, dans la nuit, on entend un hurlement strident. La créature chasse, ou appelle quelqu’un, je ne sais pas. Je lis dans le regard de mes compagnons de camp la détermination et la colère. Eux qui me prêtent un bout de feu semblent être déjà projetés sur la matinée du lendemain, et la poursuite de leur chasse.
Je ne sais pas si je les accompagnerai. L’entreprise est dangereuse, mais je suis bien curieux de savoir à quoi ressemblent ces démons du pêché dont il me parle. Je verrais demain, en fonction de l’avancement de la bête et son état d’esprit. Pour le moment, la nuit fraîchit, et je vais dormir.